Entretiens avec René Laloux

Eric leguebe , Phoenix, n29 1973

(Propos recueillis par Gilles Ciment à Tübingen le 16 juin 1994.)

Rêveurs en uniformes- revue POSITIF

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C'est la veille même du jour ou René Laloux et Roland Topor aIlaient être lauréats à Cannes que nous avons pu interviewer le metteur en scène et le dessinateur.

Question Tout d'abord, comment l'équipe Laloux-Topor s'est-elle constituée ?

René Laloux Nous avons déjà fait plusieurs courts métrages ensemble. La méthode ? Nous travaillons d'abord tous les deux sur le scénario. puis Roland trouve les idées. Après j'assume la réalisation.

Roland Topor On sait très peu comment cela se passe pour ce genre de film, et la question normale à se poser est qu'est-ce donc que de faire de fa mise en scène de cinéma d'animation ? En fait cela consiste tout simplement à faire jouer des personnages dans des décors et à raconter une histoire, comme dans un film normal. Seulement disons, qu'au départ, les idées et les inventions doivent être élaborées en collaboration. Il faut que je puisse dire oui cela me tente, et Laloux ajouter cela convient à mon travail. Donc au départ c'est une collaboration étroite, quant à l'intention du film, à son esprit et à sa fonction. Par la suite tout rentre dans l'ordre. Je fais des décors, des personnages, et ces personnages Laloux les fait évoluer dans les décors.

R.L. Cela suppose une complicité d'intention. On se met d'accord sur les objectifs. Un certain temps nos travaux sont parallèles. Mais dès que Toper m'a donné personnages et décors. c'est à moi de me débrouiller avec l'équipe technique, c'est-à-dire avec 25 dessinateurs et animateurs. A cela se greffe des problèmes d'organisation du travail, de respect des graphiques. De toute façon, cette entreprise de " La Planète Sauvage " impliquait une connivence.

Q. Vous avez consacré non moins de 4 ans à ce film...

R.L. Normalement la réalisation de ce film n'aurait pas dû demander plus de 2 ans. Mais il y avait des problèmes de production. Monter l'affaire a déjà été long. La première fois que nous avons parlé de ce film, c'était en 1965. Puis nous en avons fait l'adaptation en 1966...

Q. Comment vous êtes-vous adapté, Roland Topor, au dessin animé?

R.T. C'est une question importante, parce que justement on se trouvait au départ devant un choix, un choix d'ailleurs déterminé à l'avance. Pour le public cela peut paraître un peu obscur. D'un côté ;e fais du dessin, et cela n'a rien a voir avec le cinéma. Je ne pense pas que l'achèvement d'un roman soit d'en faire un film, pas plus que pour un dessin. D'emblée j'affirme que je ne crois pas que le cinéma soit un moyen d'expression supérieur au dessin, au roman, ou à tout autre genre antérieur. Or. dans le cas présent, il s'agissait non pas de transposer des dessins pour les transformer en film. mais de faire " un film ". Il fallait faire oeuvre originale. De plus l'intérêt n'était pas de faire un film pour un petit public, disons celui de mes dessins. mais de réaliser une oeuvre pour le plus grand public Cet impératif nous a semblé déterminant à la fois pour nous et pour le genre même du dessin animé. De la sorte mes dessins de la Planète Sauvage sont différents, ce qui n'empêche pas que je les revendique autant, et je m'en sens tout à fait responsable.

R.L. Au départ il y a toujours plusieurs directions possibles à choisir. Pour moi réalisateur, qui fait du dessin animé, j'aurais pu être tenté, étant donné que j'aime beaucoup ce que tait Toper, par un film sur e travail de Toppr et sur son univers graphique. Mais comme je veux faire du film d'animation et créer une nouvelle forme de cinéma dans ce domaine, il était évident que ce serait plus passionnant si Topor acceptait de jouer le jeu d'une aventure nouvelle.

R.T. En général, je crois plus intéressant de penser que ce qu'on a fait avant n'est rien, et que "ce qui est a venir Vous allez voir ce que c'est bien. " Il vaut mieux avoir cette attitude que de se contenter de traîner derrière soi les quelques misérables petites oeuvres, que l'on aime bien par ailleurs.

Q. Roland Topor, la bande dessinée est-elle pour vous importante ?

R.T. Elle ne l'est pas pour moi, elle l'est pour le public. C'est un genre intéressant, populaire. Quant à moi, je ne vois pas l'intérêt de faire 10 dessins dans une page, alors qu'un seul me suffit. La bande dessinée, je n'aime pas en faire, mais j'aime la lire. La bande dessinée est un genre en soi et je ne puis la définir en fonction de critères qui appartiennent à d'autres genres.

Q. René Laloux, est-il dans le monde du dessin animé, des réalisateurs qui vous ont particulièrement intéressé ?

R.L. Je viens de participer à la sélection du Festival d'animation d'Annecy. Je puis vous dire qu'actuellement dans le monde, il y a un tas de gens qui ont beaucoup de talent. Notamment, cette année se profile une école américaine et une école française, très riches... On peut compter sur une dizaine de réalisateurs âgés ou jeunes qui ont du génie. Mais il faut les sortir de a prison du court métrage.

R.T. Au départ, notre intention n'a pas été de faire un film de recherche ou d'avant-garde, et cela parce qu'en France et dans le monde, il y a énormément de gens qui ont un talent fou, et qui sont confinés dans le ghetto de la recherche. Aussi, avons-nous pensé que fa chose la plus intéressante était de réaliser un film commercial. Et cela parce que si les producteurs gagnent de l'argent avec un film de ce genre. ils en feront d'autres. Nous avons donc estimé que ce qu'il y avait de plus ambitieux à entreprendre, n'était pas de réaliser un film nouveau sur le plan intérieur, mais surtout de penser public et grand public. Avec cette ambition, si le film marche, cela voudra dire qu'il y aura deux, quatre autres longs métrages qui vont nous suivre...

R.L. Et dans des directions totalement différentes.

R.T. L'ambition de Laloux est de monter un studio d'animation en France et c'est très bien

R.L. Oui, c'est le but, et ce but signifie aller à la rencontre du spectateur.

R.T. Nous avons la chance de nous mouvoir dans un domaine ou rien n'est encore fait et où il faut réveiller, révéler plein de gens qui ont du talent, et qui n'arrivent pas à en faire la preuve. Dans les autres genres cinématographiques, tout a été fait. A tel point qu'on se complaît 'à chercher et à trouver un type qui n'a pas du tout de talent, mais qui peut " marcher Ainsi fait-on le ieme film sur le bilan déchirant d'un homme de 40 ans, qui a une femme, une maîtresse et qui s'aperçoit que sa situation n'est pas très honnête.

R.L. Il faut avouer qu'il y a aussi des liens communs dans le dessin animé. Parmi ceux-ci, je compte le cartoon Walt Disney, mais 40 ans durant la répétition de la même mécanique, c est tout de même un peu fatiguant. En plus, sur le plan mental. ce n'est pas enrichissant. Dans cette époque contemporaine du cartoon américain, je préfère les frères Fleischer qui ont fait des films comme Coco le Clown que l'on dit surréalistes, car c'est un mot agréable et joli, mais qui rer demeurent pas moins des films formidables Il y a aussi les Betty boop, les Tex Avery, dans un style plus agressif et moderne, Chuck ,Jones, avec Bi-Bip...

R.T. Le lien commun du dessin animé, c'est la poésie, le monde merveilleux de l'enfance.

R.L. Il y a aussi le dessin animé expérimental. Mac Laren a fait beaucoup d'enfants, ils sont tous très mauvais. Les jeunes s'imaginent que la peinture sur pellicule est très facile, or, c'est le moyen d'expression le plus limité et où il est le plus difficile de dire quelque chose. If y a aussi le refuge du film pour enfants. en considérant que ce sont des adultes qui les font. tout en tenant les enfants pour des débiles.

R.T. Il y a quelqu'un que je déteste Jean Image Depuis une dizaine d'années, il abrutit, enfonce des clous dans la tête des enfants français en les prenant pour des demeurés avec son " Kiri le Clown ". Ceci rejoint Walt Disney. Je n'aime pas les gens qui parlent fort aux enfants alors que les enfants sont plus intelligents que les adultes.

R.L Voyons les enfants sont des poètes. des créateurs. Ils se plient à l'univers des adultes. ils cherchent à s'intégrer à leur milieu. Mais leur potentiel poétique demeure.

R.T. A propos de " La Planète Sauvage ", on nous demande souvent est-ce pour les enfants ou pour les adultes ? En fait, nous avons essayé de faire quelque chose qui nous plaise, de possible à regarder, de visible et qui puisse permettre aux scènes cruelles, car il y en a, d'être reçues par tout le monde. En fait, Laloux et moi avons la plus grande estime, le plus grand respect de ce que peut Supporter un enfant. Si vous voulez une référence, les < Contes de Perrault " ne sont pas spécialement débiles, pas plus qu' " Alice au Pays des Merveilles ", que les ~ Voyages de Gulliver " ou les romans de Dickens. Bien sûr, nous ne nous jugeons pas à une telle échelle. Mais nous demeurons persuadés que faire un film accessible aux enfants, n'est pas se limiter, mais au contraire, partir à la recherche d'un langage plus universel.

R.L. Le seul problème, et c'est un problème de fabricant de spectacle, Si VOUS voulez, est d'aider le spectateur à entrer le plus possible dans l'univers que vous lui proposez. Il ne faut pas se faire plaisir sur le plan de l'écriture, plan qui doit demeurer au service du sujet, c'est-à-dire du film. En tout état de cause, le metteur en scène doit rester discret.

R.T. Malheureusement jusqu'ici dessin animé est synonyme de dix minutes de projection. Cela peut être plus.

R.L. Du moment qu'on arrive à pénétrer et à rester dans un univers graphique. Plus il y a de dessins animés, plus je suis content. " Fritz the Cat ", je n'ai pas tout apprécié. mais c'est tant mieux que ce film cinéma. On peut tout faire en dessin animé poésie, réalisme, comédie, western... Ainsi, je pense à Gir. On pourrait faire un western fantastique avec c< Lieutenant Blueberry

Q. Roland Toper, quels sont vos artistes de référence ?

RT. J'ai beaucoup plus appris au Lycée qu'aux Beaux-Arts. Mon goût s'est formé entre la 4~ et a 2e, Je puis citer en vrac, Alfred Jarry, Tristan Tsara, Picabia, Gogol, fa Série Noire. les dessinateurs fantastiques de Jacques Cahot à Casrelli, en passant par Gustave Doré. Après, if y a eu les romans roses que j'aime beaucoup Delfy. C'est un mélange où je fais mon beurre. Je pense, donc je profite. En fait. tous ceux qui ont essayé de casser ce qu'il y avait avant, m'ont été infiniment plus utiles, et m'ont donné la seule chose qu'on peut donner. La Culture est faite pour être cassée, sabrée. et servir. Au contraire. tous ceux qui m'ont empêché de faire quelque chose, sont ceux qu~ ont essayé de m inculquer le respect du genre dans lequel je travaille. Je refuse le ghetto du fantastique. Je ne puis accepter une étiquette. Pour moi, le fantastique c'est Rainer Maria Rilke évoquant ses peurs d'enfance. Mais le fantastique qui est fa belle idée, le côté Minou Drouet, la trouvaille, je déteste ça. Mon dessinateur préféré est Victor Hugo, par exemple. Un dessin est un lieu clos, dans le cadre duquel vous pouvez vous raconter une histoire, longtemps. très longtemps.

Q. René Laloux. quelle est pour vous la différence entre le film d'animation et le dessin animé ?

R.L. Nous faisons tous du dessin animé en fin de compte. Seules les techniques varient le travail sur cellulose de l'école américaine, a marionnette (surtout exploitée en Tchécoslovaquie), le grattage sur pellicule de Mac Laren au Canada, la poudre, le papier découpé, la terre glaise.

Q. Quel est exactement le rôle du metteur en scène de dessin animé ?

R.L. Que fait un metteur en scène disposant d'acteurs ? Il choisit un sujet. il réunit des comédiens, et il les place dans des décors. C'est un chef d'orchestre. Pour un dessin animé, c'est exactement la même chose. A la différence qu'un comédien, ça peut vous apporter beaucoup. Je suppose que si vous travaillez avec Mme Signoret ou M. Régiani, ces acteurs vous apportent leur personnalité, leur puissance, leur talent. Alors que moi, réalisateur de dessin animé, je ne dois compter que sur des personnages au crayon qu'il m'appartient, à moi seul, de taire bouger. C'est peut-être un peu plus difficile sous l'apparente facilité. Q. Comment est née votre vocation '?

R.L. J'ai commencé comme spectateur de cinéma à 7 ans, avec l'assentiment de mes parents. Puis, il y a eu la guerre. A la libération, nous avons pu nous gaver de toute la production américaine. Ça a été le grand choc, la naissance d'une passion. Puis en France, il y a eu le travail de Paul Grimault et de Prévert. Après, dans nos amours du dessin animé, il y a Bertold Bartoch, John Bley qui a créé les studios Busustov, donnant naissance à Gérald Mac Boeing-Boeing et à Mister Magoo.

Q. Comment avez-vous cheminé dans le métier ?

R.L. Tout a commencé par des problèmes d'argent. Je venais d'un milieu pauvre. Il fallait que je travaille. J'ai fait un tas de métiers. Parallèlement. je faisais de la peinture. J'ai appris à dessiner à 13 ans. Au début, ce fut une lutte permanente entre le désir de peindre et de devenir cinéaste, et le besoin de gagner de l'argent pour vivre.

Q. Dans le cas précis de " La Planète Sauvage ~>, pourquoi avez-vous choisi la science-fiction ?

R.L. Parce que c'est le conte moderne. Tout y est possible sur le plan graphique. Il ne s'y trouve aucune limite. A mon avis, la science-fiction est un merveilleux véhicule poétique.

Q. Avez-vous d'ores et déjà des projets ?

R.L. Non, pas encore. Vous savez, le cinéma est toujours une partie de quitte ou double assez monstrueuse. On tente une aventure. Après, il faut attendre pour savoir. Les projets ne sont raisonnables qu'après.

Q. Et la bande dessinée?

R.L. ; Je l'ai surtout aimée quand j'avais 4 à 6 ans. A cet âge-là, cela me passionnait et a correspondu à une certaine découverte de la poésie. Toutes les semaines je lisais tous les illustrés publiés alors, du journal de Mickey à celui de Tarzan. Mes nourritures spirituelles, à l'époque, en fait, étaient très américaines, tant dans le domaine de la bande dessinée que dans celui du cinéma.

 

(Propos recueillis par Gilles Ciment à Tübingen le 16 juin 1994.)

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Je vous ai entendu vous définir comme très paresseux. Faisons semblant de vous croire : est-ce parce que le lendemain même de votre naissance était déjà férié ?

Peut-être… En tout cas, ma mère me disait que son accouchement avait été long et douloureux. Est-ce pour cela que j'ai choisi de travailler dans l'animation, où les choses se font si lentement et si péniblement ? Sans remonter si loin peut-être, de quand datent les premiers indices de votre future carrière de cinéaste d'animation ? C'est toujours difficile à dire. Je me souviens que vers quatre ans, mes parents m'ont emmené au cinéma voir un film fantastique qui m'a ensuite donné de nombreux cauchemars. Il y avait un homme qui se transformait en monstre, et je garde encore en mémoire l'image d'une main, en gros plan, qui se couvrait de poils. Était-ce le Dr Jekill et Mr Hyde de Mamoulian ? Je ne sais pas (je n'ai pas revu le film depuis). A la même époque, je me suis rendu compte que j'adorais illustrer mes cahiers. A sept ans, j'avais le droit d'aller seul au cinéma, et j'en profitais pour " apprendre " à fumer Je choisissais mes films (des comédies musicales notamment), et ils étaient moins perturbants que ceux qui intéressaient mes parents. Je me suis donc découvert très jeune deux curiosités (si l'on excepte le tabac) : le cinéma et le dessin. J'ai consommé des bandes dessinées entre cinq et dix ans (Mickey, Guy l'Éclair…). A partir de dix ans j'ai commencé à lire des romans (Dumas, Zevaco…) -- c'est pourquoi les adultes qui lisent des bandes dessinées me surprennent toujours un peu : j'y vois, malgré moi, une espèce de régression. A treize ans et demi, j'ai quitté l'école pour apprendre le métier de sculpteur sur bois, chez un oncle qui faisait des reproductions de Christs et de Vierges gothiques. Parallèlement, le soir, je suivais des cours de dessin dans une école de la Ville de Paris (place des Vosges, à côté de la maison de Victor Hugo), où j'étudiais l'antique, les Grecs, Michel-Ange et le nu d'après modèles vivants. Je lisais beaucoup, fréquentais les ciné-clubs, la Cinémathèque. J'allais voir les nouveaux spectacles au théâtre, les exposition, le Louvre. Bref, j'étais un adolescent très actif -- mais comment savoir ce qui a été déterminant dans toute cette agitation ? Après le tabac, c'est un autre lien avec la médecine qui vous guidera vers le cinéma… Oui. En 1956 (j'avais vingt-sept ans), une amie psychiatre m'a dit que la clinique de Cour-Cheverny avait besoin, pendant les mois de juillet et août, d'un moniteur pour s'occuper d'activités artistiques avec les malades. J'ai rencontré Jean Oury qui dirigeait la clinique, où travaillait également Félix Guattari qui suivait (entre autres) le système ergothérapique et les relations entre le personnel soignant et les malades. J'ai fait des débuts qui semblaient rassurants et je suis resté quatre ans. Je dirigeais un atelier de peinture, et avec les malades, montais des spectacles de marionnettes et d'ombres chinoises. Un jour, avec le cinéaste Jacques Brissot, nous avons filmé (en 16 mm noir et blanc) un de ces spectacles d'ombres chinoises, manipulé " en direct " par les malades. Un ami a vendu cet essai à Frédéric Rossif pour son émission sur le cinéma qui passait à l'époque à vingt heures trente. J'ai harcelé cet homme charmant pour qu'il m'aide à monter un autre film, un " vrai ", en animation, 35 mm et couleurs. Grâce à ma rencontre avec les producteurs Samy Halfon et André Valio, à La Borde, nous nous sommes lancés dans l'aventure.

Pouvez-vous nous parler de ce premier film, Les Dents du singe, réalisé dans des conditions déjà proches d'une réalisation " classique " de film d'animation ?

Pour trouver le sujet, nous avons travaillé en improvisation collective, méthode inspirée -- je crois -- d'un test de Jung : vous réunissez plusieurs personnes et vous leur demandez de dire un mot (celui qui vient, comme ça, en premier), vous notez les mots obtenus et les relisez, dans l'ordre, pour tout le monde, puis vous faites un second tour en demandant cette fois-ci à chacun, non pas un mot, mais une phrase. Vous tournez autant de fois qu'il est nécessaire pour avancer dans l'élaboration d'une histoire intéressante. Avec Félix Guattari, nous avons procédé ainsi avec un groupe d'une quinzaine de malades et nous avons eu de la chance, car dès le second tour (la phrase), un " joueur " nous a livré le résumé du film : " C'est l'histoire d'un pauvre qui a mal aux dents et va chez le dentiste, mais il ignore que celui-ci vole les dents des pauvres pour les vendre aux riches. " J'aime beaucoup ce film avec sa narration fantasmatique et surréalisante, son côté " cadavre exquis ". C'est d'ailleurs avec ce travail que j'ai séduit Topor. Comment se passait la " direction graphique " de l'équipe ? C'est très simple : je faisais dessiner les malades qui passaient par l'atelier peinture (du moins ceux qui en avaient envie) : " Il y a ce personnage-là à faire… ". Certains venaient une demie heure et trouvaient un personnage, d'autres plus longtemps, tous les jours, sans rien faire. Un malade plus intéressé et plus doué, s'est attaché au problème des décors, et c'est lui qui en fin de compte a donné au film son unité graphique. La plupart des réalisateurs de films d'animation mettent en scène leur propre graphisme. Vous apportez pour votre part l'animation aux dessins des autres. Comment se passe ce type de collaboration ? J'agis d'abord comme un explorateur d'univers graphique, puis comme un coauteur -- pour être certain de ce que je retrouverai au montage -- enfin comme un chef d'orchestre qui cherche à transmettre à tous les musiciens (pour nous l'équipe de fabrication) sa conception de l'œuvre à jouer dans l'esprit, le style et le rythme souhaités. Avec Topor, la collaboration se situe surtout au niveau de la conception. Roland est un auteur d'une richesse d'imagination tout à fait extraordinaire, et quand il dessine par exemple, on prend tout ce qui vient. Le problème, s'il y en a un, c'est, au stade de l'écriture, de choisir parmi les idées qu'il offre, et de les canaliser, en fonction des impératifs du récit cinématographique, vers ce que l'on estime être un bon scénario. Un bon scénario étant, selon la définition d'Hitchcock (et en la précisant), " une élaboration de paroxysmes successifs " -- chacun découlant du précédent -- à l'intérieur d'une lente, linéaire et inexorable montée dramatique, dont le sommet s'ouvre comme une trappe sur la chute de l'histoire. Est-ce la rencontre avec le graphisme que vous voulez suivre et conserver jusqu'au bout qui a motivé le choix technique du papier découpé ? Je n'ai jamais aimé le travail sur cellulo : la couleur, avec la gouache, y est terne et plate. L'aquarelle et l'encre de couleur me conviennent mieux : il a dans leur pratique un besoin de conserver la lumière du papier que je trouve très plaisant. Et puis, de nombreux cinéastes d'animation, dont je fais partie, gardent enfoui le désir de faire un jour de la peinture animée. L'Europe d'après guerre était pauvre, mais tous les pays ont généré, dans l'euphorie de la liberté, leur école d'animation. C'est la technique du. papier découpé qui a favorisé le renouveau de l'école française : elle a permis de faire des films avec peu d'argent, mais en travaillant sur des graphismes intéressants. Ce que l'on perdait en richesse de mouvement, on le récupérait en originalité du graphisme et en audace du scénario. On touche là l'un des problèmes fondamentaux du cinéma d'animation : pour bien bouger un graphisme doit être simple. Si l'on s'oriente vers un graphisme plus sophistiqué, celui-ci est difficile à animer. L'école américaine, dans son approche réaliste, suit la pente la plus douce : elle privilégie le mouvement. L'école française, plus volontariste, fait le choix inverse.

Après Les Temps morts, film peu animé avec un texte de Jacques Sternberg, vous réalisez avec Topor Les Escargots dont le succès vous conduira, tous les deux, au long métrage. Avec son budget particulièrement étriqué, Les Temps morts, fantaisie anarchisante sur le thème de l'assassinat, était une tentative maladroite de mettre en valeur les dessins de Topor, et cette expérience décevante appelait un projet plus élaboré, avec un scénario bien construit et un emploi sans réserve de l'image par image. Le papier découpé permettait à Topor de dessiner lui-même tous les plans du film, et même si ce n'était pas sans problème pour le mouvement (comment par exemple montrer la mollesse du corps des gastéropodes avec des papiers découpés dont la raideur est évidente ?), le sujet était assez solide pour que le film, malgré la pauvreté des moyens techniques et le dépouillement de l'animation, passe l'épreuve du public (et du temps) avec succès. C'est pendant la projection des rushs de ce film que nous avons eu cette chance rare d'entendre notre producteur nous proposer de faire un long métrage. On dit tout de suite oui dans ces cas-là… puis on se demande ce que l'on va bien pouvoir faire. Et comme souvent, on a beau défendre la politique des auteurs, lorsqu'on est au pied du mur (et pressé), on se dit : " Quel roman allons-nous adapter ? " (C'est ce qu'a fait Robert Desnos, qui en tant que critique défendait le cinéma d'auteurs avec énergie, mais qui, lorsqu'un producteur lui a proposé de faire un film, est allé chercher les romans qu'il aimait -- Jules Verne en l'occurrence…).

Avec Roland, nous avons d'abord pensé à Rabelais. Un Rabelais non édulcoré et illustré par Topor, cela semble en effet évident, mais comment le faire accepter par la production ? Oms en série nous plaisait beaucoup pour la dynamique de son histoire, la richesse de la faune et la flore (l'auteur Topor ne pouvait qu'être stimulé), et le côté swiftien du thème :c'est donc cette œuvre que nous avons en fin de compte choisie. Même s'il restait une interrogation sur l'avantage (ou l'inconvénient) de traiter de la science-fiction en animation plutôt qu'avec des acteurs en prise de vues réelles… Le film s'appellera La Planète sauvage et sera une coproduction franco-tchèque. En pleine libéralisation du régime tchécoslovaque, avant le printemps de Prague, des accords de coproduction avaient été conclus entre le CNC et la direction du cinéma tchèque. Prague était aussi à l'époque, avec Zagreb, l'un des grands centres européens de création de films d'animation. J'ai un avis plus réservé sur la question. S'il est vrai qu'il y avait à Prague, en 1968, de nombreux artistes de talent et des studios bien équipés, le contrôle des scénarii par les " dramaturges ", ces censeurs idéologiques plutôt conservateurs et timorés, n'a pas favorisé la production d'œuvres inventives et audacieuses (Jiri Trnka y compris). Seul émerge -- à mon avis -- Jan Svankmajer qui a travaillé en dehors, ou malgré, le système. C'est néanmoins du savoir-faire technique des studios de Prague que vous avez profité pour La Planète sauvage. J'étais privilégié par rapport à mes collègues tchèques : le scénario accepté par la production française était intouchable. A mon arrivée à Prague, la direction des studios a mis à ma disposition un local, deux bancs-titres et, après sélection, une équipe de vingt-cinq personnes. Ce qui est peu lorsqu'il s'agit de faire quatre-vingts minutes d'image par image, mais qui convient parfaitement si -- comme cela a été le cas -- la production dure quatre ans. En animation, il vaut toujours mieux jouer le temps contre l'importance de l'équipe. Au départ, j'avais un problème : Roland ne pouvait pas (évidemment) faire tous les dessins du film comme pour Les Escargots, et il me fallait un " relais graphique " que j'ai heureusement trouvé avec Josef Kabrt. C'est lui qui -- en s'essayant sur les deux premiers gros plans du film avec la technique du papier découpé en phases -- m'a amené, tant j'étais séduit par le résultat, à adopter cette solution. Choix qui a sans doute eu une part importante dans l'accueil fait au film, mais que j'ai payé par une bataille incessante avec la direction des studios : cela coûtait assurément plus cher que ce qui avait été prévu au contrat. …

Tout cela pendant plus de deux ans ! Comment fait-on pour garder la cohérence du travail et la cohésion de l'équipe ? Un réalisateur c'est un patron? Un patron artistique, quelqu'un qui s'efforce de faire partager, à l'enthousiasme, l'ambition de son projet. Quand commence la fabrication du film, lui seul, sans doute, est persuadé de l'intérêt de l'aventure et les autres peuvent douter de ses capacités à la mener à bien, surtout si c'est son premier film. Puis, petit à petit, l'équipe prend confiance. L'un se rend compte qu'il a réalisé une obtenu une animation superbe, l'autre un bon décor… Un jour, en projection, l'équipe voit un plan qu'elle trouve magique. A chacune de ces étapes, le réalisateur gagne un peu plus l'estime de l'équipe, qui se dit qu'elle est peut-être en train de faire quelque chose de formidable. Vos tracas avec les fonctionnaires tchèques ne vous ont pas empêché de réaliser vos films suivants en Hongrie et en Corée du Nord. Pourquoi va-t-on faire des films à l'étranger ? Un long métrage d'animation coûte aujourd'hui en France de 45 à 60 millions de francs. Aux États-Unis, au minimum 200 millions. A Pyongyang, c'est 13 à 15 millions. Qu'en pense un producteur, à votre avis ? C'est cela, l'économie actuelle : tout le monde va où l'" esclave " est le moins cher. C'est monstrueux, totalement immoral, mais c'est ce qu'on appelle l'économie de marché. Et dans la mesure où il y a actuellement sur cette planète trois milliards de pauvres (six ou sept dans une vingtaine d'années), vous voyez que ça offre des possibilités… Et aujourd'hui, l'Union européenne permet-elle de se sortir de cette situation ? Oui, si les chaînes paient plus cher les productions qu'elle commandent, et si l'on regarde l'industrialisation de la profession ainsi que notre potentiel de 220 millions de spectateurs. Non, si c'est pour produire des séries de médiocre qualité qui ne seront jamais compétitives sur le plan international. Avant de faire l'Europe des industriels et des commerçants, il faudrait peut-être faire l'Europe des artistes, qui sont les véritables moteurs de toutes les formes de cinéma d'animation. Au départ, quoi qu'on fasse, il y aura toujours les godasses de Van Gogh ! Revenons donc à l'art. Après avoir travaillé avec Topor, vous vous êtes associé successivement à deux dessinateurs venus de la bande dessinée : Mœbius et Caza. Ce n'est évidemment pas un hasard : dans la bande dessinée, il y a de très bons dessinateurs… Alors vous en lisez… Bien sûr. J'aime par exemple beaucoup ce que fait Mœbius.

Comment s'est passée votre collaboration avec lui ? Pas très bien. Il était végétalien, moi carnivore, et tous les deux campant fermement sur nos positions… Plus sérieusement, le style réaliste et remarquablement élaboré de Mœbius aurait nécessité, pour Les Maîtres du temps, un budget plus élevé que celui dont j'ai disposé. Si je peux considérer que le scénario de ce film est excellent, je ne peux pas en dire autant de toutes les séquences, pour le dessin des personnages et l'animation. Vous avez également travaillé avec Caza à un moment où son graphisme connaissait une évolution.

Oui ! En 1973, Philippe faisait de la bande dessinée mais aussi des couvertures de romans de science-fiction pour J'ai lu -- qui étaient plus travaillées, plus modelées, je dirais plus " cinéma ". (Il continue d'ailleurs avec brio ces deux activités). Ses premières bandes dessinées, sur la banlieue, un peu influencées par Edelman, me plaisaient moins. Je préférais le Caza illustrateur. Quand j'ai fini La Planète, je lui ai écrit pour lui dire que j'aimais son travail et désirais faire un film avec lui. On a monté le projet de Gandahar, mais ça ne s'est pas fait tout de suite, et j'ai d'abord tourné Les Maîtres du temps.

Vous avez réalisé Gandahar contre les hommes-machines en Corée. Comment en êtes-vous venu à réaliser parallèlement, dans le même studio et toujours avec Caza, le court métrage Comment Wang Fô fut sauvé ? Ce court métrage est presque un paradoxe temporel. A treize ou quatorze ans, j'avais lu ce conte japonais que nous avait restitué un Anglo-grec vivant au Japon : Lafcadio Hearn (c'est peut-être ce conte qui m'a donné envie de faire du cinéma d'animation…). Bien plus tard, quand j'étais à Budapest pour Les Maîtres du temps, ma logeuse avait dans sa bibliothèque la version (plus tardive) de Marguerite Yourcenar, qui est un très beau texte, en particulier pour le monologue de l'empereur. Or à l'époque de Gandahar, je m'occupais également d'un magazine d'animation pour Revcom Télévision : " De l'autre côté ",. Nous avons produit vingt-cinq films de jeunes auteurs qui passaient en fin de soirée sur FR3 et en Allemagne sur WDR, chaîne coproductrice. C'est dans ce cadre, et à Pyongyang, que j'ai adapté Wang Fô, tout en terminant Gandahar. Si bien que j'ai bénéficié des deux meilleurs animateurs et du meilleur décorateur de l'équipe. Je réunissais des atouts dont on dispose rarement dans le court métrage. Le luxe, quoi ! Fondamentalement, qu'est-ce qui distingue votre travail de la prise de vues réelles ? Lorsque nous prenons une photo (d'un être aimé par exemple), le modèle n'existe plus dès que son image a été fixée sur la pellicule : c'est un autre -- plus vieux de quelques centièmes de secondes -- que nous avons devant nous. Ainsi le temps est-il toujours en avance sur les voyageurs temporels que nous sommes, et en déclenchant l'obturateur, nous rythmons le passage de la personne aimée (et photographiée) dans un temps à jamais perdu. C'est le même processus pour la prise de vues cinématographiques où les acteurs se déplacent dans le passé à la vitesse de vingt-quatre images par seconde. Et même s'ils renaissent grâce à la projection sur une toile blanche, ces comédiens, reflets de nous-mêmes, viennent du passé. Le cinéma de prise de vues réelles, cette forme narcissique du spectacle, n'est en fait qu'une extraordinaire machine à mouliner le temps pour en rejeter les morceaux dans le passé ; une machine à la temporalité détraquée semblable à celle que l'on trouve dans L'Invention de Morel de Casares dont se sont inspirés Alain Robbe-Grillet et Alain Resnais pour leur film L'Année dernière à Marienbad. Forme plus condensée et plus inventive du spectacle cinématographique, le cinéma d'animation joue différemment avec le temps. La création image par image, dessin par dessin (1 440 par minute) de ce qui va devenir à la projection un personnage en mouvement est un acte créateur qui " devance l'existence ". La magie consistant à extraire du néant, avec un crayon et du papier, des dessins (fixes) qui, filmés les uns derrière les autres, ne bougeront qu'au moment de la projection, fait qu'un animateur ne peut vraiment contrôler la qualité de son travail que lorsqu'il apparaît sur l'écran. L'art de l'animation, par essence, se conjugue toujours au futur.

Parlons justement de l'avenir. En 1991, membre du jury du festival d'Annecy, vous avez couronné, dans la catégorie des longs métrages, Robinson et Cie de Jacques Colombat, qui était en concurrence, entre autres, avec Little Nemo de William Hurtz, auquel Mœbius avait collaboré. Ces deux artistes avec qui vous avez été lié ont en quelque sorte emprunté les deux versants d'une même industrie, Colombat allant dans votre direction, Mœbius travaillant avec les Japonais sur une grosse production… Comment voyez-vous l'avenir du cinéma d'animation ? En 1977, quand est sorti dans les salles le premier film de la saga de La Guerre des étoiles, nous autres professionnels du cinéma d'animation n'avons peut-être pas porté assez d'attention à l'événement. Car la prise de vues réelles faisait ainsi une entrée fracassante dans le domaine du merveilleux en prenant la place que nous occupions en exclusivité auparavant ; mais surtout le volume commençait à se substituer au plat pour répondre au besoin d'imaginaire qu'il y a en chaque spectateur. Si nous nous penchons sur ce problème, nous découvrons que Dark Cristal de Jim Henson, Qui a peur de Roger Rabbit de Robert Zemeckis ou Marquis de Xhoneux et Topor vont dans la même direction : celle d'un travail sur le fantastique et d'une rencontre avec les spectateurs grâce à un univers en trois dimensions. Parallèlement, à la télévision, ce sont les " enfants " des marionnettistes Yves Joly et Georges Lafaye (artistes dont on pouvait découvrir les œuvres dans les années 50 à " La Rose rouge " et à " La Fontaine des quatre saisons ") qui ont conquis les faveurs du public. Je veux parler des travaux de marionnettes " en direct " comme le Muppet Show, Téléchat et les Guignols. Sans oublier, en animation, la très jolie Cybill Shepperd traitée en pâte à modeler par Will Winton pour la série Clair de lune, les courts métrages de Nick Park, Insektors de Georges Lacroix et de nombreux génériques générés par l'ordinateur. Nous sommes sans doute en train d'assister à la passation des pouvoirs entre le plat (2D) et le volume (3D) avec comme perspective l'avènement de l'image animée en relief. Quel sera, alors, le rôle du " dessin qui bouge " dans le spectacle ? Je l'ignore…

(Propos recueillis par Gilles Ciment à Tübingen le 16 juin 1994.)

par René Laloux* RÊVEURS EN UNIFORME " - revue POSITIF

Il y a un dicton au Japon qui dit que quand une tête dépasse, il faut taper dessus pour la faire rentrer dans le rang. Dur, dur pour les artistes ! Dur pour le cinéaste Hayao Miyazaki dont la tête dépasse nettement. Mais ce goût pour l'uniformité (et malheureusement parfois aussi pour l'uniforme…) est contrebalancé chez le peuple japonais par une autre folie (peut-être n'est-ce qu'une conséquence de la première ?) : il rêve beaucoup. Et son respect pour la réalité contraignante et hiérarchisée n'a d'égale que sa forte attirance pour les brumes perfides et désordonnées de l'imagination. N'ayant pas l'immense privilège de bénéficier d'un esprit cartésien comme le nôtre, le public japonais se permet de taper sur toutes les têtes qui dépassent tout en faisant un triomphe aux artistes qu'il admire. Chez eux, là-bas, de l'autre côté de la planète, les adultes vont au cinéma pour voir les longs métrages d'animation et ils ne trouvent pas nécessaire de se justifier en y traînant leurs enfants. Ce qui n'empêche pas d'ailleurs les gamins de se précipiter dans les mêmes salles pour dévorer - avec leur appétit d'imaginaire intact et glouton - les aventures dessinées par Miyazaki. Même les critiques, ces grands enfants communicants, ont honoré en 1989 le film de Miyazaki "Mon voisin Totoro", en lui octroyant le prix du meilleur long métrage de l'année devant tous les films de prise de vues réelles de la même période. NAISSANCE D'UN AUTEUR Le réalisateur Miyazaki a donc survécu aux coups sur la tête, mais comment a-t-il pu arriver jusque là ? Entré en 1963 dans le giron de la série télévisuelle, où le désir de trouver un style différent et concurrent du cartoon américain conduit les professionnels japonais vers une standardisation systématique, un délire de folies guerrières avec super-héros et super-robots infatigables et immortels, ainsi que vers un graphisme réaliste et uniformisé (encore !) plutôt antinomique avec l'art de l'animation (univers des monts et merveilles, des monstres et des fées et du "tout est possible et tout est différent"), Miyazaki apprend tous les métiers de l'image par image et devient, production après production, animateur, scénariste, concepteur graphiste et réalisateur, pour être, après une vingtaine d'années d'exercice, reconnu comme auteur. MONDES A FOISON Naturellement, cédant à son goût pour les mondes paisibles empreints d'innocence et de liberté, il s'éloigne de ces histoires agitées pleines de bruit et de fureur, où la violence le dispute à l'agression, les prédateurs aux carnassiers, les tortionnaires aux bourreaux, les affreux aux grotesques et les matins tristes aux journées épouvantables, pour nous offrir à la place ce qu'il aime le plus : des paysages baignés de lumière, des petites filles délurées, un chat qui parle, des présences étranges, l'eau qui coule, la terre qui accueille les plantes pour les aider à se développer, et surtout le vent (cet élément particulièrement cinématographique) avec des nuées d'oiseaux qui jouent dedans, et une kyrielle de personnages et de machines qui cherchent à les imiter - des pirates sur des scooters-libellules, une île toute entière qui plane ("Laputa, le Château dans le ciel"), un cochon pilote et son hydravion ("Porco Rosso"), une fillette sur un balai ("Kikki's Delivery Service"), ou, plus simplement des enfants suspendus entre ciel et terre qui s'amusent à des chutes vertigineuses pour freiner au dernier moment lorsqu'il faut se poser sur le sol. HYMNE A LA NATURE Mais c'est sans doute avec "Mon voisin Totoro" (nous y revoilà !), son film le plus simple, le plus dépouillé (et le plus beau), que Miyazaki s'impose sans contestation. Avec comme idée de départ un homme qui s'installe à la campagne avec ses deux petites filles pour se rapprocher de sa femme en convalescence dans une maison de repos, Miyazaki, en mêlant le fantastique aux choses simples de la vie quotidienne, et dans une narration truffée de références personnelles, nous raconte l'amitié entre les enfants et des personnages tendres, débonnaires, tout-à-fait "craquants" qu'elles sont les seules à voir : les Totoros. Dans cet hymne à la nature rempli de joie de vivre, nous retiendrons particulièrement cette séquence d'un lyrisme extraordinaire où, avec forces incantations, les fillettes et les trois Totoros (le grand et les deux petits) plantent des arbres qui se déploient presque aussitôt et interminablement à l'assaut du ciel. LE GRAND TOTORO Comme tous les grands artistes, Miyazaki se lève tous les matins du pied gauche sur son petit territoire personnel pour poser ensuite le droit, avec plus d'enthousiasme, sur la planète toute entière. Et cette planète, pour Miyazaki, est celle des enfants. Mais Miyazaki lui même, est-il vraiment Miyazaki ? N'est-il pas plutôt le grand Totoro, ce double de rêve auquel - comme la petite Mei du film - nous aimerions bien taper sur le ventre pour que, dans un grognement marrant, il nous montre toutes ses dents ?

Texte reproduit avec l'aimable autorisation de René Laloux et de la revue POSITIF

 

 

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